"La surface de la ville palpite de ses citoyens vivants. Mais sa terre est richement semée de ses morts innombrables. La ville est un entrepôt de récits, d'histoires. Au temps présent, au passé ou au futur. La ville est un roman.

Les villes sont des choses simples. Ce sont des conglomérats de gens. Les villes sont des choses complexes. Ce sont les distillats géographiques et émotionels de nations entières. Ce qui fait une ville n'a pas grand rapport avec sa taille. C'est lié à la vitesse à laquelle ses citoyens marchent, à la coupe de leur vêtements, au son de leurs cris.

Mais surtout, les villes sont des carrefours d'histoires. Les hommes et les femmes qui y vivent sont des récits infiniment complexes et intrigants. Le plus banal d'entre eux constitue un récit plus palpitant que les meilleures et les plus volumineuses créations de Tolstoï. Il est impossible de rendre toute la grandeur et la beauté de la moindre heure de la moindre journée du moindre citoyen de Belfast. Dans les viles, les récits s'imbriquent et s'inbriquent. Les histoires se croisent. Elles se heurtent, convergent et se transforment. Elles forment une Babel en prose.

Et à la fin, après les innombrables générations liées à des milliers et à des centaines de milliers d'habitants, la ville elle-même commence à absorber les récits comme une éponge, comme le papier absorbe l'encre. Le passé et le présent y sont écrits. Les citoyens ne peuvent manquer d'y écrire. Leur témoignage est involontaire, complet.

Et parfois, tard dans la nuit, quand la plupart dorment, comme maintenant, la ville semble s'arrêter et soupirer. Elle semble exhaler ce récit, le restituer comme la chaleur emmagasinée par la terre en été. Ces nuits-là, vous traversez une rue de la ville et pendant quelques minutes dorées il n'y a pas de voiture, et même le bourdonnement de la circulation lointaine reflue, vous regardez les matériaux qui vous entourent, la chaussée, les lampadaires et les fenêtres et, si vous écoutez bien, vous entendrez peut-être les fantômes des histoires qu'on chuchote.

Il y a de la magie dans tout cela, une magie impalpable, qui se dissipe pour un rien. C'est à ces moments-là que vous avez le sentiment d'être en présence d'une entité plus vaste que vous. Et tel est bien le cas. En effet, alors que vous regardez à la lisière de votre champ visuel éclairé, vous apercevez les immeubles et les rues où cent mille, un million, dix millions d'histoires sombres, aussi vivaces et complexes que la vôtre, résident. Le divin ne va jamais plus loin que ça.

Et les murmures endormis d'un demi-million de gens s'allient pour créer un bruit de fond essentiel, une musique consensuelle. Ecoutez et pleurez. Il n'y a pas beaucoup plus à apprendre sur Terre que le spectacle et le chuchotis d'une ville désertée à quatre heures du matin. Par de telles nuits, ces villes sont le centre, le pivot, la roue même sur laquelle vous tournez. "

Robert McLiam Wilson, Eureka Street, ed. 10/18